HISTOIRE DES COOPÉRATIVES ALIMENTAIRES








"Ne pourrait-on pas concevoir un régime économique dans lequel (...) l’homme produirait le pain et le vin non plus pour en tirer profit mais pour manger l’un et boire l’autre ? »" C. Gide

Le mouvement coopératif est bien ancré dans l’histoire du Languedoc-Roussillon et bien que nous l’ayons oublié, certaines de ses plus illustres pages ont été écrites à deux pas de chez nous.

Aux origines de la coopérative de consommation

L’essor le plus significatif du mouvement coopératif se produit en Angleterre pendant la deuxième moitié du 19ème siècle, en réaction à la révolution industrielle. Le succès de la coopérative de consommation des « pionniers de Rochdale » en est le principal élément déclencheur. Cette coopérative de la banlieue de Manchester crée en 1844 est érigée en modèle et fait des émules dans tous le pays puis en Europe et aux Etats-Unis.
En 1908, le mouvement des coopératives de consommation anglais associe 2,4 millions de familles et plusieurs centaines de sociétés.
Le mouvement est beaucoup moins vigoureux en France mais regroupe tout de même, selon les historiens BRAUDEL et LABROUSSE, près d’un million de personnes à la veille de la première guerre mondiale.

Les raisons de ce développement de la coopérative de consommation au 19ème sont les mêmes de part et d’autre de la Manche :
  • La suspicion à l’égard des commerçants qui sont perçus comme oisifs et parasites : « On ajoutait le plâtre à la farine, la sciure de bois au poivre, on traitait le jambon rance avec de l’acide borique, on empêchait le lait de tourner en y mélangeant le bain de natron » Mumford ; « Le mensonge, le vol, l’empoisonnement, le maquerellage et le putanat, la trahison, le sacrilège et l’apostasie sont honorables quand on est dans le commerce. » Léon Bloy.
  • L'explosion des inégalités due à la révolution industrielle. Il nous est resté cette formule célèbre : « les coopératives sont filles de la pauvreté ».
Le but des coopératives est d’obtenir des prix justes, des produits conformes et de court-circuiter les ententes commerciales, les monopoles et la spéculation.

L’extrait suivant de la loi du 10 septembre 1947 explique de manière simple ces principes d’autogestion nés au 19ème siècle :

« Les coopératives sont des sociétés dont les objectifs essentiels sont : premièrement, de réduire, au bénéfice de leurs membres et par l’effort commun de ceux-ci, le prix de vente de certains produits ou de certains services - en assumant les fonctions des entrepreneurs ou intermédiaires dont la rémunération grèverait le prix de revient - ; deuxièmement, d’améliorer la qualité marchande des produits fournis à leurs membres ou de ceux produits par ces derniers et livrés aux consommateurs. »

On peut ajouter à cela que les coopératives de consommation populaire du 19ème siècle et du début du 20ème font de l’éducation le troisième pilier essentiel de leur action avec en point de mire l’émancipation de la classe populaire tel que le prônent les théories socialistes, anarchistes, collectivistes de l’époque. Ainsi une part des bénéfices de la coopérative est souvent redistribuée à des actions éducatives.



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The Rochdale Society of Equitable Pioneers est une société coopérative fondée en 1844 par 28 tisserands de Rochdale


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Le massacre de Haymarket Square, survenu à Chicago le 4 mai 1886, constitue le point culminant de la lutte pour la journée de huit heures aux États-Unis.


L’Age d’or de la coopérative de consommation en France

L’âge d’or des coopératives de consommation va poindre à Paris à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème.

Elles y joueront un rôle essentiel de vecteur de la pensée politique radicale de gauche. Il faut rappeler que ces coopératives de consommation développent pour la plupart des activités connexes à la distribution (cercles de réflexion, conférences, publications, concerts, éducation populaire…). Un lien indéniable existe entre la politisation suscitée par ces nouvelles associations coopératives et l’implantation du communisme et du socialisme en France. Il existe d’ailleurs une puissante fédération des coopératives socialistes dont se rapprocha Jean Jaurès en son temps.

Voici, comme curiosité, le nom évocateur de certaines coopératives de consommation parisiennes de l’époque : La Bellevilloise (16 000 sociétaires ; «fleuron de la coopération communiste») ; L’Avenir de Plaisance ; La Moissonneuse (18 sites et 17 000 sociétaires), La Persévérante, L’Egalitaire, Les Amis Prévoyants ; L’Indépendance; L’Economie parisienne; L’Union Sociale; La Société de l’Est.

Si Paris est incontestablement l’épicentre de la consommation coopérative française, certaines autres régions ne sont pas en reste. Citons en modèle le Poitou-Charentes où l’on a pu trouver tous types de coopératives de consommation (épiceries, boulangeries, boucheries...).

Le Languedoc-Roussillon ne figurera jamais parmi les grandes régions de coopération par le nombre de sociétaires ou d’entreprises. Pourtant, Montpellier et Nîmes auront bien, en leur temps, quelques coopératives de consommation. Mais le fait intéressant est qu’elles furent créées par ceux qui deviendront plus tard les théoriciens et porte-parole sans conteste les plus influents de la coopération Française et même internationale.



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La naissance de l'école de Nîmes

Nîmes est la seule ville de France ayant donné son nom à un courant de pensée économique.

L'histoire de l'Ecole de Nîmes est en grande partie l'histoire de la coopération française et de la coopération internationale. Edouard DE BOYVE, Auguste FABRE et Charles GIDE en furent les grands architectes.

Auguste FABRE fonde l’Abeille Nîmoise et Edouard DE BOYVE la Solidarité. Ces deux coopératives de consommation finissent par fusionner et c’est là que nos trois personnages se rencontrent. Ils animent une chambrée (cercle de réflexion) et plus tard un journal (« l’émancipation ») qui aura une portée nationale.

Ces trois coopérateurs convaincus se rejoignent autour des mêmes valeurs directement inspirées par le succès de la coopérative britannique de Rochdale.

Le travail associé doit remplacer le travail salarié. Possession de l’outil de travail par le travailleur lui-même.
  • Établissement du « juste prix » par suppression des ponctions parasites (dividendes, spéculation…).
  • Disparition des intermédiaires dans le processus de consommation. C’est ce que Gide appelle «l’abolition du profit».
  • Permettre aux ouvriers de se constituer une petite épargne qui leur permettra de s’élever au dessus de l’état végétatif grâce à la distribution annuelle de la ristourne (le bénéfice de la coop est redistribué aux associés au prorata de leur consommation annuelle).
  • Le consommateur doit être le roi de l’ordre économique. On ne produit pas du vin pour faire de l’argent mais pour le boire.
Éducation populaire.
  • Apprentissage de la gestion économique de l’entreprise aux plus démunis.

Edouard DE BOYVE est à l’origine de la fédération Française des coopératives de consommation. Il en organise le premier congrès en 1878. Quelques années plus tard, en 1885, il participe à l’organisation du premier congrès international des sociétés coopératives, à Plymouth, et fait voter par acclamation, la première fédération internationale des coopératives où sont représentés 17 pays. Elle deviendra l'Alliance Coopérative Internationale, toujours active à ce jour.

Charles GIDE pour sa part, sera président de la Fédération Française des Coopératives de Consommation pendant de très nombreuses années. Antilibéral notoire, il ne croit pas pour autant à l’efficacité d’une révolution : « Ni satisfait, ni révolté ! » est le titre d’un de ses premiers articles. On peut le considérer comme un social-réformiste avant l’heure. Il partage en grande partie les idéaux du socialisme mais se fixe la coopération comme moyen d’y arriver. Il croit en la coopération qui fédère, convainc, éduque et enrichit plutôt que la révolution brutale, violente et qui exclut.

Tour à tour taxé de collectiviste hypocrite par les uns et de bourgeois masqué par les autres, il écrit : « Rien n’empêche donc ceux d’entre vous qui appartiennent au parti collectiviste d’entrer dans le mouvement coopératif pour faire route avec nous. Au moins pendant un certain temps, et sauf à nous séparer plus tard, les uns tournant à gauche et les autres à droite. Ce carrefour est encore loin, nous n’y arriverons en effet que le jour où se posera la question de l’abolition de la propriété individuelle et je vous assure que cela ne se fera pas de sitôt ».

Il appelle de ses vœux la création d’une « république coopérative » où les citoyens seront tous associés au travers de coopératives de consommation, de production, de mutuelles de santé et d’assurance, de banques, plus personne n’ayant ainsi d’intérêt à profiter de l’autre. Pour lui l’association est l’ordre naturel des choses dans tout le royaume du vivant. La matière, les molécules, les écosystèmes, les planètes au sein des systèmes solaires, sont solidaires. Pourquoi pas les humains ?
Il fait sienne la théorie de la diminution graduelle du taux de profit de l’économiste Stuart MILL qui annonce que le fleuve du progrès humain aboutira irrémédiablement à une mer stagnante. Stuart MILL accepte cette perspective de disparition du profit avec un certain enthousiasme, faisant remarquer que le profit n’est pas le seul ressort de l’activité humaine. Il explique qu’on ne verrait plus sous ce nouveau régime, « tout un sexe occupé à chasser les dollars et l’autre sexe occupé à élever des chasseurs de dollars ».

Charles GIDE explique à son tour : « souhaitons que la faveur des hommes s’exerce pour des joies plus nobles que l’argent. En somme, il en a été ainsi dans le passé. La beauté physique et la couronne des jeux olympiques pour les Grecs, l’honneur et la noblesse du sang pour les chevaliers du moyen-âge, étaient les biens au-dessus de tout et pour lesquels seuls il valait la peine de vivre et de mourir. Il y aura peut être dans l’avenir des biens que les hommes mettront au dessus de tout et qui ne seront plus le profit, des biens dont le désir n’éveillera pas les instincts rapaces et dont la poursuite n’impliquera plus des luttes cruelles. »

Il écrit encore: « prenez n’importe quelle entreprise : il est clair qu’elle n’est fondée et ne fonctionne qu’en vue du profit (…) Mais quoi ? Ne pourrait-on pas concevoir un régime économique dans lequel tout serait fait en vue de la consommation et non plus en vue de la vente ? Dans lequel l’homme produirait le pain et le vin non plus pour en tirer profit mais pour manger l’un et boire l’autre ? »

Charles GIDE crée la Revue d’Économie Politique, dans laquelle il développe sa pensée. En voici deux extraits :

« Je vous ai montré un but immédiat et présent : l'éducation de la classe ouvrière et un but plus éloigné, l'émancipation de la classe ouvrière par la transformation du salariat ».
Il souhaite « Modifier pacifiquement mais radicalement, non pas par la violence et la coercition arbitraire, le régime économique, son système, sa fonction, son mécanisme établi depuis le début du XIXe siècle, mais en faisant passer la possession des instruments de production et avec elle la suprématie économique des producteurs qui les détiennent actuellement, aux mains des consommateurs.
Lorsque la coopération deviendra la règle de vie économique, la production et la consommation ne serviront plus le profit individuel. Il ne s'agit donc rien moins que d'un régime économique nouveau destiné à succéder au régime capitaliste. On peut donc bien y voir une révolution ».

Charles GIDE a été professeur d’économie à la faculté de Montpellier pendant 17 ans et y a fondé une coopérative de consommation "La prévoyance montpelliéraine". Il y fait écho dans deux de ses discours que vous pouvez consulter ici :
Lien 1 : Extrait du discours du 2nd congrès des sociétés coopératives de France prononcé à Lyon en 1886 - p.118.
Lien 2 : Extrait d’un article publié en 1893 dans la revue d’économie politique - p.214.



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Portrait de Charles Gide 1847-1932


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Le déclin des coopératives de consommation en France

En 1908 Joseph CERNESSON publie dans la Revue des Deux Mondes un passionnant reportage en immersion dans les sociétés coopératives de consommation parisiennes. Elles sont pour la plupart moribondes et disparaîtront quasiment toutes dans les années qui suivent. Les raisons de leur naufrage y sont méticuleusement décrites:

Les magasins sont mal tenus, sales, il y a moins de choix et les rayons sont mal achalandés.
Les prix sont plus hauts et les marges de bénéfices plus basses.
Les bonis reversés annuellement aux sociétaires diminuent jusqu’à ne plus être attractifs du tout…

Les coopératives ont perdu leurs ambitions sociales originelles. Selon Joseph CERNESSON la « journée de huit heures » n’existe dans aucune coopérative ouvrière, elle est plutôt de 10 ou 12 heures. Aucune d’elles « n'a devancé la loi sur les accidents du travail, pas plus que celle du repos hebdomadaire : elles ont attendu très patiemment leur élaboration par les Chambres « bourgeoises » et les ont appliquées plutôt de mauvaise grâce ». Il arrive qu’on y remplace des hommes par des femmes car celles-ci exigent un salaire moindre. CERNESSON cite avec ironie des phrases entendues lors de l’assemblée générale de l’« Utillité sociale » : « Est-ce que mon patron me paie, moi, quand je ne travaille pas ? » ; « Est-ce que je travaille huit heures chez mon patron ? » ; « il est impossible de faire autrement dans les conditions actuelles. ». Ouvriers durant le jour, et patrons le soir, (…) les coopérateurs n’ont pas su mettre leur conduite directoriale en harmonie avec leurs revendications prolétariennes. Les services sociaux-culturels annexes initialement proposés par certaines coopératives sont petit à petit écartés.

Les meilleurs administrateurs de magasins sont recrutés par la concurrence. CERNESSON cite aussi des exemples de coopératives où les intellectuels n’ont pas droit de postuler aux postes d’administrateurs et raconte quelques Assemblées Générales parodiques.
La vie démocratique des coopératives est devenue pauvre.

De cette mauvaise gestion globale des coopératives résulte une infidélité de la clientèle, qui bien qu’étant sociétaire ne se sent plus servie à bon compte.
Et pour cause, les grands magasins et la grande distribution (modèle de centrale d’achat + points de vente multiple) offrent un service bien meilleur et les coopérateurs désertent.

Il est à noter que malgré son ton très critique, Joseph CERNESSON n’est pas un réactionnaire forcené ni même un libéral. Il fut très engagé dans le mouvement des coopératives socialistes ce qui donne un grand crédit à son témoignage. Il exprime plutôt une désillusion par rapport à l’effondrement du mouvement coopératif qui fut la lueur d’espoir des décennies précédentes.

La renaissance des coopératives

Charles GIDE décrit le mouvement des coopératives de consommation comme une « éruption spontanée » qui serait le fruit des maux de son temps. Nous vivons aujourd’hui une nouvelle crise du capitalisme et l’éruption reprend presque là où nous l’avions laissée il y a un siècle. Si ce n’est qu’entre temps certaines expériences ont parcouru du chemin (Parc Slope Coop Food qui existe depuis 40 ans) et que les outils dont nous disposons aujourd’hui ne sont plus les mêmes.

La description qui est faite par Charles GIDE et Stuart MILL des causes et conséquences du capitalisme apparaît aujourd’hui avec une clarté frappante d’actualité. Nous serions tentés de penser que rien n’a changé depuis et que le mouvement des coopératives de consommation du 19ème et 20ème siècles a été un échec complet. Certes, mais sommes-nous obligés de penser que les échecs d’hier resteront les écueils de demain ? Nous ne le pensons pas !

L’éducation est aujourd’hui, quoi qu’on en dise, bien mieux répartie dans la population qu’il y a 100 ans mais surtout, de nouveaux outils (le téléphone, l’informatique et internet) sont apparus qui rendent l’organisation collective bien plus facile et démocratique.

Observons le travail extraordinaire qu’est en train de réaliser la Louve. Son armée de bénévoles est en train d’ouvrir un super marché de 1462 m² à Paris, gère un budget de 1,4 millions, tâche pour laquelle une enseigne de grande distribution classique embauche 10 personnes à plein temps pendant un an. Nous avons donc toutes les raisons de penser que la situation à changé.

A bien y regarder les fleurons de la coopérative de consommation auront tout de même prospéré en France pendant trente ans. Elles auront nourri, éduqué, politisé des dizaines de milliers de personnes et influencé de grandes luttes sociales dans un magnifique élan populaire.

Notre région et plus particulièrement la ville de Nîmes sont au centre de l’histoire des coopératives de consommation. Comme l’a dit Charles GIDE « Nîmes aurait dû être la Rome de la coopération ». Et pourquoi pas Montpellier ?

Antonin


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